Bulbul : chanteur, compositeur, théoricien de la musique
Uzeyir bey Hadjibeyli  Compositeur et théoricien de la musique
Sadykhdjan, interprète et musicologue, a réformé le tar,  instrument de musique traditionnel
L’éminent chanteur Seyid Chouchinsky
Djabbar Karyagdyoglu (à gauche) dans son trio…
Fikret Amirov au piano, derrière lui, Rachid Behbudov à sa gauche, Niyazi…
Fabrique d’instruments de musique traditionnels (Choucha, 1968)
Fabrique d’instruments de musique traditionnels (Choucha, 1968)
Mir Mohsun Navvab, poète et compositeur

Zemfi ra SAFAROVA, Docteur, critique d’art, professeu

Plusieurs villes dans le monde sont imprégnées de musique. Au-delà de chaque pierre, de chaque rue, leur aura est saturée de musique. À l’instar de Vienne en Autriche, de Naples en Italie, mais aussi de Choucha en Azerbaïdjan.

Outre le fait d’être l’un des lieux les plus merveilleux du Karabakh, Choucha est un temple, le berceau de la musique azerbaïdjanaise. Et comme le disait l’admirable poète azerbaïdjanais Samed Vurgun, « Presque tous les chanteurs et musiciens célèbres d’Azerbaïdjan sont originaires de Choucha. Pas étonnant que Choucha soit appelée le berceau de la musique et de la poésie. La ville a été nommée, à juste titre, Conservatoire du Caucase… » V. Vinogradov, le célèbre chercheur russe en musique orientale, a écrit, en 1938 dans son livre Uzeyir Hadjibeyov et la musique azerbaïdjanaise, à propos de Choucha : « Il y a beaucoup de musique ici. Ici, vous pouvez entendre plus de chansons folkloriques, de danses, de chanteurs ou d’instrumentistes que dans aucune autre région d’Azerbaïdjan. Depuis les temps anciens, Choucha est connue comme un centre musical et est célèbre dans toute la Transcaucasie comme une source inépuisable de talents musicaux folkloriques. Les musiciens de Choucha faisaient l’histoire de la musique azerbaïdjanaise et la présentaient non seulement dans leur pays d’origine, mais aussi dans d’autres pays de l’Est. »

Mais Choucha nous est surtout cher comme l’un des principaux centres actifs pour le développement du patrimoine le plus précieux de l’art des peuples de l’Orient, le mugham. Pendant longtemps, les caractéristiques du mugham azerbaïdjanais se sont ici développées, le distinguant comme un phénomène unique d’ordre national, dont le peuple est fi er. Pour un Azerbaïdjanais, Choucha est synonyme de mugham. Pas étonnant que certains dictons soient devenus si courants, comme « Si tu ne chantes pas de mugham, comment tu peux dire que tu es de Choucha ? » ou « À Choucha, dès le berceau, les bébés pleurent sur des mélodies de mugham. »

Au XVIIIe et début du XIXe siècle, une grande académie de mugham a vu le jour à Choucha, composée de plusieurs écoles créatives distinctes, dirigé par des artistes majeurs, interprètes de mugham (khanendé). Cette académie est devenue célèbre non seulement dans le Caucase, mais dans tout le Moyen-Orient.

Au XVIIIe siècle, l’éminent poète azerbaïdjanais, Molla Panah Vaguif, vivait et travaillait à Choucha. Sa poésie a eu un impact énorme sur le développement de la littérature et de la musique azerbaïdjanaise. Les poèmes de Vaguif sont à la base même de nombreuses chansons folkloriques. Et, bien sûr, la poésie de Vaguif a immanquablement attiré des artistes du mugham. La performance du mugham se révèle d’une part, par le respect des règles de technique vocale (stabilité et régularité du timbre vocalique, et contours intonatifs) et de l’accent dramatique de sa mise en forme, et, d’autre part, par la justesse de l’interaction et de l’initiative créatrice de chaque interprète. Les maîtres-khanendé de Choucha, de par leur apparence et leurs activités associées à cette éternelle ville du chant, ont joué un rôle prépondérant dans l’enrichissement du mugham azerbaïdjanais avec des méthodes de développement inédites et audacieuses, des couleurs vives et frappantes, ainsi qu’une nouvelle approche de la dramaturgie du dastgah (ndt : succession de modes musicaux).

Depuis le début du XIXe siècle, des cercles musicaux (majlis) ont été créés dans de nombreuses villes d’Azerbaïdjan. Ces communautés orientales traditionnelles de poètes, musiciens, scientifi ques, artistes et mécènes ont joué un rôle important dans la vie culturelle du peuple. Lors des réunions, au-delà de jouer de la musique, se tenaient des débats et des discussions sur les problèmes de créativité, dont le thème central était l’art d’interpréter le mugham. La talentueuse poétesse et artiste, Khourchidbanu Natavan (1832-1897), fut la fondatrice du populaire Majlisi-uns (ndt : Cercle de la Communication) de Choucha. À cette même période, un autre majlis intéressant fut créé à Choucha par le connaisseur de musique orientale classique, Harrat Kuli (1823-1883), qui laissa son empreinte. Ce majlis avait des objectifs confessionnels, avec des chants religieux accompagnant les actions rituelles du mois de mouharram (ndt : premier mois du calendrier lunaire musulman), étudiés selon l’art du mugham. Après la fi n des représentations funéraires, pour lesquelles ils s’étaient depuis plusieurs mois, les khanendé exécutèrent les mêmes mugham dans un cadre profane, lors de mariages ou d’autres festivités. Les éminents représentants de l’école vocale de Harrat Kuli n’étaient autres que Hadji Gussi, Machadi Issi, Abdulbagui Zulalov, Deli Ismaïl, Kechtazli Gassim, Ketchatchioglu Muhammad et Djabbar Karyagdioglu. Dans les années 1880 du XIXe siècle, Choucha a également vu naître le Majlis Faramuchan (ndt : Cercle des Oubliés) ainsi que la Société des Musiciens. Tous deux étaient dirigés par Mir Mohsun Navvab Karabagui Chouchinsky (1833-1918), fi gure progressiste d’Azerbaïdjan, un scientifi que, musicologue, poète et calligraphe. Navvab est né, a vécu, a travaillé et est mort à Choucha. Fort de ses connaissances encyclopédiques et de rares capacités, il a apporté une contribution signifi cative à la science, à la littérature et à l’art azerbaïdjanais. L’activité scientifi que polyvalente de Navvab (expert en astronomie et en chimie, il baignait dans la philosophie antique et traitait des problèmes d’éthique) s’est refl étée dans plus d’une vingtaine de ses ouvrages. Navvab écrivait de la poésie, il a illustré de sa propre main l’anthologie des poètes du Karabakh (des poésies qu’il avait soigneusement rassemblées), et il a participé à la peinture de la mosquée Govkhar Agha de Choucha. Son travail dans le domaine de la science musicale et de l’interprétation est passionnant. Dans la Société des Musiciens qu’il présidait, se discutaient de nombreuses questions créatives, notamment celle du procédé d’interprétation des chanteurs ou encore du caractère des poèmes accompagnant les mugham classiques. La Société des Musiciens a accueilli de célèbres musiciens de l’époque, chanteurs et instrumentistes, comme Hadji Gussi, Machadi Djamil Amirov, Islam Abdullayev et Seyid Chouchinsky. De nombreux musiciens y ont reçu leur formation initiale. Certaines problématiques qui y furent discutées, ont été mentionnées et développées dans le traité de Navvab Vizuhil-argam (ndt : Explication des nombres), écrit en 1884. Il est intéressant de noter que ce traité a été produit à une époque où la tradition des traités musicaux au Moyen-Orient était quasiment nulle et marquée par l’absence de nouvelles compositions, seules certaines compositions médiévales étaient réécrites. À Choucha, cette tradition s’est pourtant poursuivie et Navvab l’a ravivée. Dans son traité, Navvab examine les caractéristiques de la science musicale orientale à un nouveau stade et en relation avec la musique azerbaïdjanaise. Le traité a été rédigé comme un guide pour l’étude des propriétés et des règles de construction du genre mugham. Avec toute la continuité des traditions de telles compositions, l’œuvre du célèbre Navvab, originaire de Choucha, était remarquable par sa nouveauté et son unicité. Car il y avait tout d’abord une orientation pratique. Dans le respect de la tradition des traités médiévaux, les questions de l’origine de la musique, de son esthétique, de l’acoustique, du lien entre le texte poétique et la musique, du lien entre la musique et la médecine (ence qui concerne ses propriétés curatives, Navvab est le digne successeur des enseignements d’Ibn Sina) y sont illuminés. Par exemple, à l’image des Frères de la Pureté (scientifi ques des Xe et XIe siècles) qui parlaient de la perception individuelle de la musique par diff érents peuples, Navvab s’attarde sur ce trait caractéristique, citant les mugham contemporains correspondants pour plus de clarté et reliant l’origine de certains d’entre eux avec des phénomènes naturels. Ainsi, la mère de tous les mugham, Rast, rappelle la douce fraîcheur de la brise printanière, tandis que Tchargah est comme le grondement d’un orage. À cet égard, il examine l’un des principaux problèmes de l’interprétation de ce mugham, le lien entre la musique et le texte poétique, en soulignant l’importance de bien choisir les versets appropriés. Les pages du traité consacrées aux règles de la perception musicale sont d’un intérêt inestimable. Se référant à Aristote, Navvab exprime un certain nombre de considérations concernant les règles d’exécution et les conditions de perception de la musique. Il attachait une grande importance à l’emplacement de l’interprète et de l’auditeur, à l’apparence de l’interprètekhanendé, ainsi qu’à l’environnement acoustique. Cette formulation de la question témoigne du haut niveau de la culture musicale et du spectacle de Choucha au XIXe et au début du XXe siècle. L’une des dispositions importantes du traité est la divulgation de l’essence du terme dastgah et la composition des dastgah Rast, Mahur, Chahnaz, Raskhavi et Tchargah. Il y est indiqué l’importance des règles de composition de la séquence des sections de dastgah. Le début et la fi n du mugham, son ascension et sa descente, la transition vers une autre section, la tonalité, ainsi que diverses techniques virtuoses, y compris les zengüle (ndt : les trilles), sont des composants de l’art de l’interprétation du mugham importants pour Navvab. Les connaissances, ainsi que la forme de leur mise en œuvre, sont le but du travail d’interprétation. Compte tenu de ces problématiques, Navvab renvoie le lecteur à un tableau contenant tous les dastgah modernes courants et leurs sections. Les chiff res correspondants indiquent le nombre de modes secondaires, chobe, avaz  ou gyuche contenus dans l’art du mugham. L’un des représentants les plus exceptionnels de l’art vocal de Choucha était Gadji Gussi, élève de Harrat Kuli. Il s’est produit pour la première fois sur scène lors d’une soirée de charité auThéâtre Khandemirov. Lors de cette soirée, Hadji Gussi, accompagné du célèbre joueur de tar Sadykhdjan, a chanté avec brio le mugham Tchargah, conquérant le cœur du public. Sa renommée s’est rapidement propagée. Hadji Gussi était également un expert de la théorie du mugham, il était au courant de la pratique de l’exécution de ce genre dans de nombreux pays d’Orient et des particularités du mugham en Azerbaïdjan. Il a amélioré l’expressivité et les propriétés de mise en forme d’un certain nombre de mugham traditionnels, en créant de nouvelles versions de certains d’entre eux. Comme le mugham Kurdi-Chahnaz. Au Kurdi traditionnel, Hadji Gussi a ajouté une autre section, le Chahnaz, donnant ainsi à la forme une portée signifi cative et approfondissant le contenu émotionnel et dramatique. Hadji Gussi fut également le créateur du mugham Gatar.

Khanendé préféré de Natavan, Hadji Gussi recevait non seulement des invitations aux festivités des villes azerbaïdjanaises, mais aussi, il participait activement à son majlis. Des musiciens célèbres, à l’instar de Machadi Melik Mansurov de Bakou, Mahmud Agha de Chamakhi et bien d’autres l’invitaient souvent à leurs soirées. Hadji Gussi était également un invité de marque dans de nombreuses villes du Proche- et du Moyen-Orient. On sait par exemple, qu’en 1880, le Chah d’Iran (Nasreddin) l’a invité à Tabriz pour le mariage de son fi ls. Hadji Gussi y était accompagné des instrumentistes de tar, Sadykhdjan, et de kamancha, Bagdagul Ata. Il a par ailleurs chanté avec de nombreux musiciens iraniens célèbres. Hadji Gussi s’est également vu décerner un premier prix par le chah.

Dans les dernières années de sa vie, après son retour de pèlerinage à La Mecque, Hadji Gussi, sous l’infl uence de personnalités religieuses, a cessé de pratiquer le mugham et s’est consacré à l’adhan (ndt : appel à la prière) depuis le minaret de la mosquée Govkhar Agha de Choucha. Et là, de nouveau, sa voix a attiré de nombreux auditeurs, non seulement de Choucha, mais aussi des villages avoisinants.

L’éminent joueur de tar, Mirza Sadyg Asadoglu (1846-1902), originaire de Chucha et plus connu sous le nom de Sadykhdjan, accompagnait souvent les Hadji Gussi. Sa virtuosité lui valut une popularité au-delà des frontières, faveur de tous les peuples du Caucase, et même bien d’autres. Pour sa performance avec Hadji Gussi lors du mariage du fi ls du Chah à Tabriz, Mirza Sadyg a reçu la médaille d’or Chiri-Khurchid. Et son pseudonyme, Sadykhdjan, est une manifestation du grand amour que lui portait le peuple. Le mérite de Mirza Sadyg, dans l’histoire de la musique azerbaïdjanaise, est considérable. Il a recomposer et amélioré le tar pincé séculaire : de l’instrument à cinq cordes au son faible, il a ajouté six cordes et porté le manche du nouveau tar à dix-sept cases, ajoutant les tons du mugham Zabul et, au mugham de Mirza Husseyn Segah, les tons du mugham Muhallif. Pour augmenter la résonance, Sadykhdjan a ajouté un registre supérieur et a introduit un style d’exécution : le lal barmag (ndt : doigt muet). L’ancienne façon de jouer du tar, penché sur l’instrument posé sur les genoux, a été remplacée par Sadykhdjan. Désormais, le tar se jouait pressé contre la poitrine.

Promoteur du tar modernisé, Sadykhdjan, tant aimé de nos jours, a reçu le nom de Père du tar. Il avait de grandes mains, des doigts longs et forts. On raconte que personne ne pouvait égaler techniquement sa dextérité sur le tar. Cependant, l’excellente méthode de Sadykhdjhan a été perpétuée par des joueurs de tar aussi célèbres que Machadi Zeynal, Machadi Djamil Amirov (père du compositeur Fikret Amirov), Shirin Akhundov et le merveilleux Gourban Pirimov, adulé au XXe siècle. À la fi n du XIXe siècle, des représentations théâtrales particulières d’amateurs, sur des thèmes dela poésie classique orientale, étaient légion à Choucha. Parmi elles, une scène du poème Leyli et Majnun du célèbre poète azerbaïdjanais Fizouli, ou encore un extrait du dastan (ndt : conte épique orientaliste) Achig Garib. La scène musicale Majnun sur la tombe de Leyli, basée sur le poème Fizouli et jouée à Choucha en 1897 sous la direction du remarquable écrivain Abdurrahim bey Hakverdiyev, est particulièrement intéressante. Des poèmes lyriques de Fizouli, des mugham interprétés par un trio de sazandar (un chanteur-khanendé et des instrumentistes virtuoses) et des tesnif (ndt: ballades) et autres chansons folkloriques interprétées à l’unisson, présentés aux habitants de Choucha sous une nouvelle forme théâtrale d’un tableau vivant de la triste et poétique histoire d’amour de Leyli et Majnun, ont fait une impression indélébile du jeune Uzeyir Hadjibeyov âgé de treize ans, et à l’époque, membre de la chorale. Futur instaurateur de l’art du compositeur professionnel d’Azerbaïdjan, garçon amoureux de la musique, il écrivit des années plus tard  : «  Cette image m’a ému si profondément que, quelques années plus tard, à Bakou, j’ai décidé d’écrire quelque chose comme un opéra.  » Le tableau vivant amateur de Choucha est ainsi devenu le précurseur du premier opéra azerbaïdjanais Leyli et Majnun ; l’intrigue et ses idées, et surtout, le principe du mugham en tant que support musical et dramatique principal sont le symbole manifeste d’un nouveau genre spécialisé de la musique azerbaïdjanaise.

Dans mise en scène par Hakverdiyev à Choucha, une attention particulière doit être accordée au chanteur-khanendé Djabbar Karyagdyoglu (1861- 1944), magnifi que interprète du rôle de Majnun. Il était également au centre d’autres scènes musicales et de concerts de mugham alors populaires. C’était un artiste aux multiples facettes, ayant fait sa réputation à la fois en tant que khanendé, compositeur et interprète de ses propres chansons et, auteur de nouveaux textes de tesnif. Sa chanson Bakou était très populaire dans les années 1930-1940. Djabbar était un excellent ténor capable dans les tons aigus et sur une large gamme. En 1906-1912, sa voix a été enregistrée sur un disque phonographique pour un certain nombre de sociétés à Kiev, Moscou et Varsovie. Dans la performance des mugham Mansuriyya, Heyraty ou encore Kurdi-Chahnaz, Djabbar était sans égal. Sa voix était comparée à celle de l’éminent Caruso. Lors d’un séjour en Azerbaïdjan, Sergeï Yesenin a, quant à lui, qualifi é Karyagdyoglu de prophète de la musique orientale après l’avoir entendu chanter.

Avec la virtuosité exceptionnellement délicate de son chant, Djabbar Karyagdyoglu a ouvert une nouvelle page dans l’histoire de l’art vocal azerbaïdjanais.

Représentant brillant de l’école vocale de Choucha, Seyid Chouchinsky (1889-1965) fut un disciple de Karyagdyoglu. Ce n’est pas par hasard que Karyagdyoglu le considérait comme le trésor de la musique orientale. On sait qu’en 1908, à Choucha, après la première représentation réussie de Seyid Chouchinsky, Karyagdyoglu est apparu sur scène et, embrassant le khanendé, il déclara : « Maintenant, je n’ai plus peur de la mort et je ne pleurerai pas : Seyid restera après moi. » Lors d’une représentation ultérieure de Seyid, Djabbar lui a même remis son tambourin.

Ayant une voix d’une rare beauté, Seyid Chouchinsky possédait les secrets de l’art vocal, d’abord reçus de Navvab, chez qui il avait étudié pendant deux ans, puis de Djabbar Karyagdyoglu. C’est avec une habileté toute particulière qu’il interprétait le mugham Tchargah, considéré comme particulièrement diffi cile pour les chanteurs. Seyid Chouchinsky avait son propre rituel dans l’interprétation de ce dastgah  : il le commençait toujours non pas à partir de la source, de la forme Maye comme il était de coutume de faire, mais à partir du point culminant, de la section supérieure, tendue et passionnée du Mansuriyya, et exécutant des trilles avec une grande habileté, réduisant progressivement l’intensité de la tension et apportant une tranquillité à la ligne mélodique, il descendait puis s’arrêtait sur la tonique. Et même dans les dernières années de sa vie, alors qu’il avait bien plus de soixante-dix ans, Seyid Chouchinsky chantait le Mansuriyya avec le même éclat. Il était également un excellent interprète des mugham Mahur, Nava, Mani, Arazbary et Heyraty. Chanteur innovant ayant réuni de nombreux mugham, il les chantait dans de nouvelles versions : Rast-Humayun, Gatar-Bayati ou encore Chur-Chahnaz. Et c’est Seyid introduisit la section Dilkech dans les dastgah Rast et Kurdi-Chahnaz.

Avec les ghazal des classiques de la poésie d’Hafi z, de Fizouli ou encore de Seyid Azim Chirvani, il s’adressait aux poèmes de ses contemporains, Javid et Sabir, lors de l’exécution de mugham et de tesnif, et il fut le premier khanendé azerbaïdjanais à sélectionner des poèmes sur des thèmes sociaux-politiques. Il était ami avec des fi gures progressistes de son temps comme Mirza Djalil Mammadgulizadeh, Abdurrahim bey Hakverdiyev, Husseyn Djavid ou Husseyn Arablinsky. Seyid a fourni une aide fi nancière pour la publication de quelques numéros du célèbre magazine satirique Molla Nasreddin. Un grand philanthrope qui aidait fi nancièrement de nombreux khanendés et acteurs.

Parmi les maîtres du mugham originaires du Karabakh, Zulfugar Adigezalov (1898-1963) s’est également distingué par sa belle voix qui a trouvé sa place dans le cœur du grand public. À la fi n des années 1920, Djabbar Karyagdyoglu l’a entendu dans l’un des majlis de Choucha et l’a invité à Bakou. Là, Adigezalov donna des concerts à la Philharmonie et se produisit sur la scène du Théâtre de l’Opéra dans des opéras de mugham. Possédant une diction claire, un comportement naturel et libre sur scène, il a rapidement gagné en popularité en tant qu’acteur. Le peuple l’avait aff ublé du surnom aff ectueux de Zulfi .

Tout comme Djabbar s’est glorifi é pour l’éternité en exécutant le mugham Mahur, Seyid le Tchargah et Islam Abdullayev le Segah, le mugham Rast est devenu l’image de marque de Zulfi Adigezalov. Il l’a chanté avec une habileté particulière, d’une manière unique, en soulignant les traits caractéristiques. Mais il a également eu beaucoup de succès avec le mugham Orta Segah. Il était par ailleurs un excellent interprète des chansons folkloriques  Nabi, Kaklik ou Dedim bir buse ver, et c’est avec un sentiment incroyable qu’il a chanté le tesnif Men gedirem de Zangilana. La voix de Zulfi Adigezalov a été conservée dans les fi lms Paysans, Sabuhi et Bakinois des studios Azerbaijanfi lm.

Khan Chouchinsky (1901-1979) est l’un des derniers coryphées de cette école vocale, notamment avec les vers du poème Azerbaïdjan de Samed Vurgun qui l’ont consacré. Pendant des siècles, la magnifi cence du Karabakh, de Choucha, berceau de la musique et de la poésie, a été chanté à travers les vers de bon nombre de poètes. Dans les poèmes du XXe siècle, on retrouve souvent des mots chaleureux glorifi ant la voix et l’habileté de Khan Chouchinsky.

Islam Abdullayev, premier enseignant du jeune Isfendiyar, donna le nom Khan Chouchinsky au jeune khanendé. Un jour, lors d’une session de l’un des majlis de Choucha, le célèbre maître et son jeune élève (encore méconnu) y étaient tous deux présents. Islam demanda au propriétaire de la maison de mettre un enregistrement du célèbre Abul-Hassankhan (chanteur-khanendé de Tabriz) sur le gramophone. C’était le mugham KurdiChahnaz. Après l’avoir écouté, l’assistance voulut entendre comment le jeune Isfendiyar chanterait ce mugham. Sa performance virtuose, dans un registre supérieur complexe, étonna tellement les invités que le professeur le nomma fi èrement Khan.

Selon le chanteur, Djabbar Karyagdyoglu et Seyid Chouchinsky ont joué un rôle prépondérant dans l’évolution de ses compétences au fi l du temps.

Possédant une voix forte avec une large gamme et une tessiture élevée, Khan Chouchinsky a chanté tous les mugham avec maestria, et personne n’a su chanter Mahurkhindi comme lui. Khan exécutait parfaitement toutes les versions du mugham Segah, et avec un éclat particulier celui du Karabakh chikestesi. Comme il jouait très bien du tambourin, il réussissait toujours à interpréter des mugham rythmés.

Khan Chouchinsky était un excellent interprète de la chanson Gara Gyoz (ndt : Les yeux noirs) d’Uzeyir Hadjibeyov, et il était lui-même l’auteur de nombreuses chansons, dont les très populaires Guemerim, Ay Gyozal, Menden guen guezme et Chuchanin daglary bachy dumanli dédiée à Choucha (ndt : Les sommets des montagnes de Chucha sont enveloppés de brouillard)

Le haut niveau de culture musicale au Karabakh à la fi n du XIXe et au début du XXe siècle en a fait le berceau de la musique classique azerbaïdjanaise. Comme on l’a noté à juste titre au début du XXe siècle, « Choucha fournit à la Transcaucasie des musiciens et des chanteurs. C’est la patrie bénie de la poésie, de la musique et des chants. Elle sert de conservatoire pour toute la Transcaucasie, lui fournissant de nouvelles chansons et de nouveaux motifs pour chaque saison, et même mois… »

L’histoire du développement de l’art musical moderne en Azerbaïdjan est associée au nom du grand Uzeyir Hadjibeyov de Choucha. Et ce n’est pas un hasard si l’anniversaire d’Uzeyir Hadjibeyov, le 18 septembre, est célébré par le public de la république comme une fête des arts : la Journée de la musique. L’un des noms étroitement associés à Uzeyir Hadjibeyov est celui du remarquable chanteur Bulbul.

Uzeyir Hadjibeyov a admis plus d’une fois qu’en créant son opéra Koroglu, il s’est appuyé principalement sur la voix de Bulbul, sur son talent et son habileté. Bulbul est devenu l’interprète classique du rôle principal dans cet opéra immortel.

De son vrai nom Murtuz Mamedov, Bulbul (1897- 1961) est né à Choucha. Depuis l’enfance, il est fasciné par la beauté de sa terre natale, sa musique, les voix de chanteurs célèbres, auprès de qui il a étudié. Depuis l’âge de douze ans, le garçon se met en scène à des mariages et autres fêtes au Karabakh. Et très vite, il est devenu un chanteur populaire, connu sous le pseudonyme Bulbul, c’est-à-dire rossignol, pour sa voix étonnante et sa brillante imitation des trilles de l’oiseau. Jusqu’en 1920, il interprétait des mugham. Après la révolution, il a fondé une nouvelle école de chant azerbaïdjanais, puisant dans l’expérience du chant à l’échelle mondiale.

Des études au Conservatoire de Bakou, un stage de quatre ans en Italie, l’étude de l’art des chanteurs russes et européens ont fait de Bulbul un chanteur azerbaïdjanais d’un type complètement nouveau, alliant originalité nationale et techniques internationales dans son travail.

Bulbul considérait qu’il était très important de préserver les spécifi cités du son des instruments folkloriques, et il fut donc à l’initiative de la préparation et de la publication d’un certain nombre de manuels, tels que École pour jouer du tar, École pour jouer du kamantcha, École pour jouer du balaban. Il fut le fondateur du Cabinet de recherche scientifi que de musique folklorique, et l’instigateur d’expéditions dans les provinces d’Azerbaïdjan pour y enregistrer le folklore.

Bulbul a magnifi quement chanté à la fois de vieilles chansons folkloriques et des tesnif, tenu des rôles principaux dans des opéras de Verdi ou Puccini et de nouveaux opéras de compositeurs azerbaïdjanais. Il est inoubliable dans chacune de ses incarnations.

En 1961, deux mois avant sa mort, Bulbul a donné des concerts dans son Karabakh natal. Il a chanté à Choucha, où il avait passé son enfance et sa jeunesse. Le musicien a de la sorte semblé dire adieu à sa terre et lui a rendu un dernier hommage.

Le célèbre chanteur azerbaïdjanais Rachid Behbudov est également originaire du Karabakh. Il a commencé à chanter à l’âge de 18 ans. Le fi lm Archin mal alan, dans lequel il a joué le rôle d’Asker, lui a valu une popularité universelle. Le fi lm a été projeté avec un succès triomphal dans plus de 50 pays à travers le monde. Des centaines de millions de personnes aux quatre coins de la planète ont vu et apprécié cette comédie musicale amusante, son auteur et ses artistes. Rachid Behbudov a été créateur d’un nouveau genre dans le monde musical, avec le Théâtre de la chanson, un collectif à la popularité incomparable qui, a joué dans des programmes de concerts dans des dizaines de pays sur les cinq continents. Behbudov était un excellent interprète de chansons nationales de nombreux peuples du monde. Quel que soit le pays où il se rendait, lors du tout premier concert, il interprétait une chanson dans la langue locale.

On peut parler beaucoup et pendant longtemps de ces fi gures de la culture musicale azerbaïdjanaise qui sont nées, ont vécu et on performé à Choucha. Après tout, c’est la patrie d’une pléiade d’artistes musicaux : de compositeurs à l’image d’Afrasiyab Badalbeyli, Sultan Hadjibeyov, Achraf Abbasov ou Suleyman Aleskerov, de joueurs de tar, à l’instar de Gurban Primov, de joueurs de kamantcha, comme Alesker ou Machadi Zeynal, et, du chanteur Medjid Behbudov, père du célèbre Rachid Behbudov.

Le maître symphoniste Fikret Amirov est le fi ls d’un merveilleux chanteur, joueur de tar et compositeur, Machadi Djamil Amirov. Les mugham symphoniques de Fikret Amirov sont sans aucun doute nouveaux dans l’histoire des genres et des formes musicales, ils sonnent avec grand succès dans de nombreuses salles de concert à travers le monde. Seyid Chouchinsky les a foulées. Jusqu’aux dernières années de sa vie, le chef d’orchestre et compositeur Niyazi, fi ls du compositeur Zulfugar Hadjibeyov, se rendait au Karabakh pour des concerts symphoniques. Jamais on oubliera ses concerts en plein air, dans la grande prairie Djidir duzu de Choucha.

Choucha est un temple de la musique azerbaïdjanaise. Bien des choses lient cette capitale culturelle du Karabakh à la vie musicale du peuple azerbaïdjanais. Ce n’est pas un hasard si huit personnalités de Choucha ont reçu le titre honorifi que d’Artiste du peuple de l’URSS à l’époque soviétique. Trente personnes ont reçu le titre d’Artiste du peuple d’Azerbaïdjan, plus de cinquante travailleurs culturels ont reçu le titre de Maître émérite des arts et d’Artiste émérite de la République. Sans aucun doute, dans peu de temps le mugham Garabagh chikestesi et les chansons folkloriques Garabagda bir denesen (ndt : Seul au Karabakh) et Garabagyn daglary (ndt : Les montagnes du Karabakh) résonneront à nouveau au Karabakh, que les nouveaux rossignols du Karabakh chanteront encore là-bas…